Dans un monde numérique plus que jamais axé sur l’« économie de l’attention », l’émergence de l’intelligence artificielle, imbattable dans ce domaine, semble vouer bon nombre de métiers humains aux oubliettes. Faut-il le déplorer et gémir que « c’était mieux avant », ou au contraire laisser derrière soi les portes qui se ferment… pour partir à la découverte de celles qui s’ouvrent ?
IA, impact imminent…
Cela est particulièrement vrai pour notre secteur de la traduction et de la rédaction dans lequel les avancées accomplies par ChatGPT et ses concurrents promettent une (très) prochaine automatisation des tâches les plus simples et répétitives — comme les traductions de contrats types, les descriptifs de produits courants, certains modes d’emploi et d’une manière générale tous les contenus se présentant comme des déclinaisons mineures d’autres contenus existants.
Cette bonne vieille peur de la nouveauté !
Pourtant, certains analystes avancent que le temps et la valeur ajoutée ainsi libérés vont au contraire faire apparaître de nouveaux emplois plus intéressants, centrés sur des qualités spécifiquement sapiens sapiens : créativité, esthétique, empathie, solidarité, spiritualité, prise de décision (et même de micro-décisions) — mais d’abord et avant tout inventivité dans l’utilisation des nouveaux joujoux issus de l’apparemment inépuisable (même si parfois peut-être un peu déprimant) génie humain. Après tout, les métiers de l’électricité, puis de l’électronique, et derrière elle l’informatique n’ont-ils pas ouvert plus de portes — et fait vivre bien plus de gens et leur famille — que ne l’aurait laissé supposer un regard focalisé sur le préjudice porté par ces innovations disruptives aux industries de la bougie, des lampes à huile, des machines à vapeur, des réverbères au gaz, etc. ?
Déjà, à défaut d’espoirs,
… avec la montée en puissance de cette surcouche du big data qu’est l’intelligence artificielle (ou IA pour les intimes), de nouveaux défis se dessinent : en particulier un problème de surabondance et de qualification des données déjà bien présent depuis l’explosion du Web 2.0 dans la seconde moitié de la décennie 2000.
Ce goulet d’étranglement venant gauchir les cousins du chimpanzé que nous sommes dans la jouissance et l’exploitation de nos propres inventions n’a fait que s’amplifier jusqu’à devenir une source de blocage et d’immobilisme existentiel pour l’homo informaticus moderne, saturé comme son nom le laisse pressentir de flots d’informations qu’il doit sans cesse brasser — touillant dans le brouillard de son intime conviction, telle une épée moderne, le curseur reliant ou séparant publi-informations, fake news (infox dans la langue de Molière), propagande, vraies et fausses sciences — afin de trier, évaluer et intégrer tout ce sirop de silicium dans ces propres processus de pensée et de production.
Mais production de quoi ?
De biens et de services, dirons nous, choses tangibles mais aussi intangibles (ou tangibles par l’esprit ?) dont la valeur assure l’existence de ceux qui les commercialisent… dans la mesure où elles semblent utiles ou désirables à ceux qui sont censés les acheter. Or, l’alchimie, la magie pour qu’une telle rencontre ait lieu, prenne vie entre proposition des uns et aspirations des autres, ne semble pas encore réductible à des algorithmes, ou seulement à eux, tant les besoins, désirs et plaisirs des « vrais gens » obéissent à des lois dont la simple prise de conscience les fait déjà changer — puis la conscience de la conscience muter encore dans une irrattrapable et perpétuelle évasion intérieure.
C’est là, dans cette zone où même les lignes droites sont courbes,
… que seul l’humain peut partir à l’aventure de l’humain. Là, des créateurs, vraies chairs en haleine, tendues sur de vrais os, observent le monde en perpétuelle évolution, tous sens, toute intuition aux aguets, moustache de Dali étirée et tordue par le désir de plaire flirtant avec la tentation de d’oser choquer, surveillant la moindre vibration, le moindre appel de nouveauté dans les consciences molles de l’air du temps et y répondant avant même que ce « dernier cri » ne soit perçu par ceux au creux desquels, pourtant, il éclot.
Le mieux : éternel ennemi du bien ?
C’est peut-être ce miroitement de notre réalité-spectacle aux âmes qui y sont sensibles que, paradoxalement, l’intelligence artificielle risque de masquer en livrant, coupé du vrac des moteurs de recherche et du fouillis des sites web des uns et des autres, un contenu lisse, encore moins que prêt à consommer : déjà consommé, holocauste plus que sacrifice, digest, aurait-on envie de dire — pour évoquer métaphoriquement une trop grande proximité avec l’ultime et dégoûtante issue de tout repas, bon comme mauvais. Est-ce qu’on ne pourrait pas, face à une telle involution, trouver à redire, rétorquer au progrès qu’on n’arrête pas que ce mieux ordonné sur lequel on crucifie le bazar ancien ressemble fort à un ennemi du bien ?
Un empilement sans fin de technologies
On peut tout de même espérer que, de même qu’on a vu apparaître des sites offrant un service de revue de presse (en anglais media clipping services ou news aggregators) collationnant, parmi des océans phrastiques, une sélection d’articles pertinents en fonction de critères personnalisés, nous aurons bientôt en main, par la magie des APIs, des robots qui interrogeront et mêleront en improbables salades plusieurs prestataires d’intelligence artificielle en même temps — fidèles à notre règle post-homo habilis non écrite, mais gravée en nous, d’empilement sans fin de technologies. Ce phénomène est après tout du même ordre que, de triste mémoire de chevaliers, hallebardiers et autres archers, l’alliance de la métallurgie, de la menuiserie et de la chimie qui fut à l’origine de la déplorable mais inévitable et indéniablement disruptive invention des armes à feu. Elles nous ont libérés de la boucherie en corps à corps, certes, mais n’était-ce pas, une fois de plus, déplacer le problème ?
Qu’y perdons-nous ?
Autrement dit, nous enverrons peut-être un jour notre robot majordome au supermarché faire nos courses et se dépatouiller mieux que nous avec la ville du quart d’heure, les pass, les contrôles techniques, de vitesse, de pollution Crit’Air et autres froides vertus, les codes RFID, les caisses automatiques et tout le toutim, mais qu’y perdrons-nous ? Les robots se débrouilleront entre eux, conjuguant machins et machines, calculant et économisant tout, bannissant l’inattendu et nous laissant entre sanguins et sanguines vaquer à nos affaires bio-illogiques !
… Rien, ou si peu finalement !
Pendant ce temps, ou plutôt pendant ce non-temps de perfection glacée, d’autres espaces de vie s’épanouiront ailleurs, forcément. La Nature a horreur du vide, et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il y a peu de nature et beaucoup de vide dans cette intelligence qui se qualifie elle-même d’artifice — pas plus que dans tous les tissages de uns et de zéros du monde numérique. Il suffit pour s’en convaincre d’être attentif à la toute première sensation qui nous saute à la glotte quand on lève les yeux d’un écran : n’est-ce pas une sensation de vide ?
N.B : toutes les images de cet article proviennent de l’intelligence artificielle Midjourney, spécialisée dans l’élaboration graphique à partir de texte, ce qui crée un nouvel art…. humain, celui de dessiner avec des mots. Balzac aurait adoré !